Edith Heard, passionnément épigénéticienne
Spécialiste de l’épigénétique reconnue mondialement, Edith Heard est professeure au Collège de France et dirige l’unité mixte de recherche (INSERM U934/CNRS UMR3215) de génétique et biologie du développement à l’Institut Curie. Interview.
Elphège Nora et Edith Heard dans leur bureau de l'Institut Curie
PSL : Qu’est-ce que l’épigénétique pour vous et pourquoi avoir choisi cette discipline ?
Edith Heard : L’épigénétique c’est avant tout, pour moi, la discipline qui fait le lien entre la génétique et la biologie du développement. C’est ainsi que Conrad Waddington l’a définie en 1942. Certes, depuis la notion a évolué et s’y sont ajoutés d’autres concepts, comme celui de l’héritabilité de la mémoire cellulaire (ou comment une décision prise par une cellule se transmet de manière stable à ses cellules filles). Je suis moi-même généticienne et je me suis tournée vers la biologie du développement, après une thèse sur l’instabilité génétique liée au cancer à Londres. Au cours de ces travaux je me suis intéressée à l’épigénétique, suspectée d’être impliquée dans le développement du cancer, ainsi qu'aux bases moléculaires qui étaient très peu étudiées. Cela m’a convaincue de faire mon post-doc sur un processus épigénétique qui a lieu au cours de l’embryogenèse chez les mammifères, l’inactivation du chromosome X et c’est ainsi que j’ai rejoint, en post-doctorat à l’Institut Pasteur, l’équipe de , spécialiste dans ce domaine En 2001, j’ai été recrutée en tant que jeune cheffe d’équipe dans l’unité Dynamique nucléaire et plasticité du génome dirigée par , une autre spécialiste de l’épigénétique. De là , en 2008, j’ai rejoint le nouveau centre dédié à la biologie du développement créé , avant de devenir, par la suite, directrice de l’Unité de Génétique et biologie du développement. Nous sommes maintenant 10 équipes scientifiques – et plusieurs d’entre nous travaillent sur l’épigénétique (, , …).
PSL : Quelle est, selon vous, la place de l’Institut Curie dans les grands centres de recherche mondiaux en épigénétique ?
EH : L’Institut Curie est un centre reconnu en Epigénétique, grâce à toutes les équipes qui travaillent et enseignent sur cette thématique. Et l’engagement de Geneviève Almouzni depuis plusieurs années dans le développement de réseaux européens d’épigénétique (« », « »…) a largement contribué à cette reconnaissance. De manière plus générale, la France dispose d’un très bon réseau d’épigénéticiens, notamment à Montpellier, Lyon et d’autres villes. A Paris, il y a une concentration d’epigénéticiens, en particulier à l’±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé PSL. Mis à part les équipes citées plus haut à Curie, je pense aussi aux travaux de Vincent Colot, Chris Bowler et Lionel Navarro à l’IBENS (Institut de Biologie de l’ENS), ou de Marie-Hélène Verhlac et d’Alain Prochiantz au Collège de France… je ne peux pas tous les citer, mais ils sont nombreux.
PSL : Quels conseils donneriez-vous à un étudiant qui serait désireux de rejoindre votre équipe ?
La science coûte cher, c’est une chance exceptionnelle de faire ce métier et cela demande en retour une exigence, une capacité de rigueur sans faille.
E. H : Mis à part un intérêt pour l’épigénétique… je crois qu’il est essentiel de comprendre les qualités des chercheurs qui s’articulent autour de la passion, d’un sens du devoir et de l’exigence. La science coûte cher, c’est une chance exceptionnelle de faire ce métier et cela demande en retour une capacité de rigueur sans faille et un certain dévouement. Même loin de la paillasse, un scientifique est habité par son sujet et continue de mûrir ses questionnements… Il me semble essentiel que les étudiants s’approprient pleinement leur sujet. Au sein du laboratoire, nous leur mettons à disposition des outils, des moyens et un encadrement, mais ce sont leurs recherches et c’est à eux de les faire aboutir. C’est un parti-pris pédagogique qui a donné des résultats, car certaines des plus grandes découvertes de mon équipe ont été faites par des étudiants. D’anciens étudiants et post-doctorants sont ensuite partis fonder leurs équipes, élaborer leurs projets et faire de nouvelles découvertes : c’est formidable et c’est une grande fierté ! Dans certains cas j’échange, aujourd’hui, avec les jeunes chercheurs qu’ils ont formés eux-mêmes, comme s’ils faisaient partie de mon équipe : il y a comme une transmission dans la manière d’être scientifique. C’est un peu l’épigénétique (rires) !
PSL : Quels sont selon vous les défis majeurs que devront relever les futurs docteurs en épigénétique ?
Il ne faut plus que quelques semaines pour générer une souris mutée, quand auparavant 2 ou 3 années étaient nécessaires. S’il y a bien un moment où l’on peut mesurer les effets de la science c’est aujourd’hui !
Ils sont nombreux, nous ne sommes qu’au début ! Le premier qui vient à l’esprit est l’exploration du fonctionnement de la réversibilité des changements épigénétiques. Il s’agirait de comprendre de manière beaucoup plus moléculaire la base de l’épigénétique, soit le plan chimique et non plus seulement biologique, afin de déterminer comment interférer, changer, moduler le processus épigénétique. Dans mon équipe, la chimiste Lucile Marion-Poll - neurobiologiste - travaille déjà sur ces questions en s’intéressant à la manière dont l’expression des gènes contribue aux maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou Parkinson.
Autre défi : aller explorer l’organisation des génomes. Il y a 6 ans, dans une collaboration avec le laboratoire de Job Dekker aux USA, inventeur d’une technique pour « capter » les interactions entre différentes partie du génome, nous avons découvert l’existence d’une organisation du génome en domaines topologiques ou « TADs ». On l’imagine comme une série de « pelotes » de plusieurs centaines de kilobases chacune, qui partitionnent les génomes et pourraient jouer un rôle important dans la régulation des gènes au cours du développement. Sur la base de ces découvertes, il faut maintenant comprendre la nature exacte de ces domaines. Actuellement, deux de mes anciens collègues travaillent sur ces questions sous un angle différent : Elphège Nora (ancien étudiant dans mon équipe), avec qui nous avions fait la découverte, s’intéresse aux bases moléculaires de cette organisation ; Luca Giorgetti, physicien et biologiste qui était post doc dans mon équipe, la modélise pour en comprendre les bases physiques et établir des prédictions.
Enfin dernier défi : profiter du potentiel des recherches en Biologie qu’offrent les nouveaux outils et les jeux de données collectées. Pendant longtemps il y avait quelques règles fondatrices essentielles (théorie de l’évolution, la double hélice de l’ADN, le code génétique…) et beaucoup de variables. Aujourd’hui, les outils de modification génétique ou épigénétique grâce aux techniques CRISPR/Cas9, de séquençage à haut débit à l’échelle même de la cellule, d’imagerie moléculaire, de mesure dans le temps ou de quantifications… révolutionnent la discipline. Je suis persuadée que l’ensemble des données collectées va permettre l’émergence de nouvelles règles sur des bases précises et quantitatives. C’est passionnant et cela va très vite ! Il ne faut plus que quelques semaines pour tester une hypothèse en générant une cellule mutée ou un animal mitant, alors qu’il fallait deux ou trois années auparavant. Pour parvenir à des résultats et rester compétitif, il est indispensable de soutenir financièrement la Recherche. S’il y a bien un moment où l’on peut mesurer les effets de la science, c’est aujourd’hui !
PSL : En tant que femme chercheur reconnue au niveau international, avez-vous un message à faire passer aux jeunes filles qui se lancent dans la recherche ?
Allez-y, ne vous fermez pas de portes et formez bien vos futurs étudiants et collaborateurs (féminins ou masculins) pour que la parité en sciences s’impose comme une évidence !
Mon message est simple : si vous êtes passionnée par la recherche, allez-y sans vous préoccuper, a priori, de ce qui est possible ou pas. On peut fonder une famille, vivre sa vie comme on l’entend tout en étant scientifique. Il n’y pas de contre-indications si l'on peut dire (rires) ! Plus sérieusement, je viens d’une génération où il était acquis que les femmes avaient une place, ou au moins devraient l’avoir. En tout cas, je n’ai pas le souvenir d’avoir ressenti un quelconque plafond de verre au début de ma carrière. Je fais aujourd’hui un constat différent : être une jeune femme en recherche n’est pas toujours évident, surtout dans les moments de pénurie économique. Donc, il faut être vigilante et toujours promouvoir les femmes à tous les niveaux, si l'on peut. Je suis attristée de me retrouver dans des réunions ou conseils entourée principalement d’hommes, mais j’ai bon espoir. Nous avons formé une génération avec suffisamment de talents et de compétences féminines pour prétendre à une certaine parité. Alors allez-y, ne vous fermez pas de portes et formez bien vos futurs étudiants et collaborateurs (féminins ou masculins) pour que la parité en sciences s’impose comme une évidence !
PSL : 2017 a été une année faste avec votre nomination à la tête de l’, votre distinction au . Quels sont vos projets pour 2018 ?
Cette année sera plus calme j’espère ! Je prends très à cœur mon rôle de professeure au Collège de France. Etre didactique est un exercice difficile, mais c’est une chance inouïe d’être au contact du public et pouvoir rappeler la beauté et la force de la recherche fondamentale dans un tel lieu. Si je parviens à inspirer une seule personne, qui va à son tour faire quelque chose qui va aider la planète ou faire progresser la science, alors j’aurai gagné mon pari ! Prendre la est également un très beau défi. Je me retrouve tout à fait dans les projets portés par l’EMBL : dimension européenne, engagement pour la recherche fondamentale et appliquée, la progression des connaissances et la transmission des résultats de la recherche de pointe aux citoyens… Je n’aurais pas accepté d’autre rôle, et j’espère pouvoir contribuer au projet européen, en ces temps difficiles.