50 ans après la tectonique des plaques : quelles pistes pour l'avenir ? Interview d'Eric Calais
A l’occasion des 50 ans de la théorie de la tectonique des plaques, le département de Géosciences de l’ENS organise, avec l’appui du Collège de France, du CNRS-INSU et de Total, un colloque international les 25 et 26 juin en présence des scientifiques initiateurs de la théorie. Éric Calais, géologue, professeur à l’ENS, revient sur les enjeux de la tectonique des plaques aujourd’hui.
PSL : La théorie de la « tectonique des plaques » a 50 ans, c’est extrêmement jeune pour une théorie qui paraît si admise. Pouvez-vous en rappeler rapidement la genèse et notamment ses interactions avec les différentes disciplines (Géologie – Océanographie…) ?
Eric Calais : Oui, c’est jeune ; cependant, il faut voir cette théorie comme un phénix qui renait de ses cendres. L’histoire commence en 1912 quand Alfred Wegener expose la théorie de la dérive des continents, mais il manque de preuves suffisantes pour convaincre ses contemporains. A partir des années 50, progrès scientifiques de l’immédiat après-guerre et contextes géopolitique et militaire se conjuguent et permettent aux géologues, océanographes, sismologues… de recueillir de nouvelles données. Ce sont ces données qui vont faire la différence.
On peut par exemple citer l’impact des nouvelles cartes de bathymétrie militaires, réalisées initialement pour optimiser la guerre sous-marine, mais qui dotent les océanographes d’une cartographie précise révélant un paysage sous-marin très organisé, avec chaines de montagnes – dites « dorsales » – et fosses océaniques. Ou encore le développement des essais nucléaires pendant la guerre froide qui entraine un perfectionnement et un déploiement des sismographes, bénéficiant aux travaux des sismologues. Autre effet collatéral, si l’on peut dire : la guerre froide encourage l’envoi de satellites artificiels, ce qui permettra plus tard, par ricochet, la première mesure directe depuis l’espace du mouvement des plaques tectoniques.
L’accumulation de ces observations et données conduit la communauté scientifique à envisager que les premiers 100 km de la Terre sont des plaques rigides qui se créent aux dorsales et disparaissent aux fosses océaniques. Il manque cependant une preuve finale et c’est là qu’interviennent quelques publications considérées comme fondatrices entre 1967-68. Trois chercheurs élaborent un modèle mathématique calculant le mouvement des plaques, mouvements qu’ils peuvent alors comparer avec les données disponibles. Les premiers calculs et les publications de 1967 (par Jason Morgan, puis Dan Mc Kenzie et Robert Parker) démontrent la viabilité de la théorie sur quelques plaques seulement. En 1968 Xavier Le Pichon étend ce calcul à l’ensemble de la Terre et publie un article internationalement reconnu qui valide définitivement la théorie.
Il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’un réel changement de paradigme : le relief de la Terre était jusqu’alors pensé en termes de mouvements verticaux uniquement, la tectonique des plaques y ajoute les mouvements horizontaux – et tout s’éclaire.
Figure 6 de l'article de Xavier le Pichon en 1968 présentant les six plaques tectoniques
PSL : Le colloque des 25-26 juin va rassembler des chercheurs issus de grandes universités internationales et surtout les 3 auteurs des articles fondateurs. Quels conseils donneriez-vous aux étudiants pour profiter au mieux de cette opportunité ?
Nous sommes à mon sens, comme il y a 50 ans, dans une phase d’accumulation des données jusqu’à ce que deux ou trois scientifiques aient l’idée géniale qui révolutionnera notre conception.
EC : Pour tous les étudiants qui s’intéressent de près ou de loin aux Sciences de la Terre, la question ne se pose pas ou peu. La théorie de la tectonique des plaques est la théorie des Sciences de la Terre, il n’y en a pas d’autre et le colloque rassemblera des experts du domaine : il faut y assister.
D’autant que le colloque sera l’occasion d’échanges intéressants sur l’avenir de cette théorie. Bien que fondatrice, la théorie de la tectonique des plaques ne se suffit pas et devra être complétée afin d’inclure, par exemple, des éléments de réponse sur le cycle de vie des séismes… Sur ce sujet, nous sommes à mon sens, comme il y a 50 ans pour la tectonique des plaques, dans une phase d’accélération de l’accumulation des données. Deux ou trois scientifiques auront peut-être l’idée géniale qui révolutionnera notre conception des séismes et d’ici 20 ans, peut-être alors aboutirons-nous à une théorie qui n’existe pas aujourd’hui !
PSL : Xavier le Pichon a été directeur du département de Géologie de l’ENS, puis professeur au Collège de France. Quel héritage a-t-il laissé ? Quel est aujourd’hui le positionnement de l’ENS dans la recherche mondiale sur la tectonique des plaques ?
EC : Xavier le Pichon a effectivement développé le laboratoire de Géologie de l’ENS et en a fait, dans les années 80-90, l’un des leaders dans l’utilisation de la théorie de la tectonique pour l’explication des processus géologiques. C’est un bel héritage que nous avons conservé. Le laboratoire est constitué d’un groupe de scientifiques qui travaillent sur les séismes sous trois approches complémentaires : l’observation (sismologie au sol et géodésie spatiale), l’expérimentation (séismes « en éprouvette » : la reproduction en laboratoire des conditions d’un séisme), la modélisation (production d’équations mathématiques donnant le cadre théorique des analyses). Cela nous permet d’être au premier plan mondial sur la compréhension des déformations de la Terre et des séismes en particulier.
PSL : Comment les recherches sur la tectonique des plaques évoluent-elles sous l’influence des nouvelles capacités de calculs et autres progrès des outils informatiques ?
Nous avons recruté cette année l’un des rares scientifiques internationaux capables de modéliser une Terre réaliste. Son travail est un pas de géant qui nous permettra une compréhension nouvelle des processus qui agitent l’intérieur de notre planète et ainsi reconstituer son histoire – voire anticiper le futur !
EC : L’évolution la plus évidente est, comme partout, celle de la masse des données maintenant disponible. A mes débuts nous disposions de quelques capteurs seulement et nous reportions manuellement nos données, observant les courbes à l’œil nu. C’est impossible aujourd’hui ! Nous avons des millions de capteurs, avec 20 ans de données continues. Pour en extraire les informations pertinentes, il faut nous équiper de nouveaux outils utilisant l’intelligence artificielle ou le Machine Learning. Cela implique des projets interdisciplinaires et c’est une bonne chose. Nous travaillons d’ailleurs en collaboration de plus en plus étroite avec des mathématiciens.
Ces nouveaux outils vont également nous permettre de modéliser de façon numérique une Terre en mouvement, avec ses plaques tectoniques. Cela est longtemps resté une gageure, en partie car nos capacités de calcul étaient limitées. Nous avons recruté cette année , l’un des rares scientifiques internationaux capables de modéliser une Terre réaliste, avec ses plaques tectoniques. Son travail est un pas de géant qui nous permettra une compréhension nouvelle des processus qui agitent l’intérieur de notre planète et ainsi reconstituer son histoire – voire anticiper le futur !
PSL : L’Ծé met aujourd’hui très en avant la formation par la recherche. Quel message pourriez-vous adresser aux étudiants qui réfléchissent à leur orientation ?
EC : Les géosciences sont la plus belle des disciplines ! Elle permet à nos élèves d’exprimer leurs intérêts et compétences en géologie, physique, chimie ou mathématiques, et cela au service d’un objet qu’on espère le plus pérenne possible : la Terre !
De plus, nos étudiants sont formés à gérer la complexité. En géosciences, il est souvent peu pertinent d’isoler un processus et de l’étudier seul car les géosystèmes sont l’expression même d’interactions permanentes entre la Terres solide, les océans, les glaces, l’atmosphère. C’est passionnant – et les débouchés ne manquent pas, dans le public comme dans le privé.
PSL : Vous avez travaillé à Haïti pour comprendre les suites du séisme de 2010 et participer à la définition d’un nouveau plan de prévention des risques. Comment vos recherches s’inscrivent-elles et interagissent-elles avec la prévention et la gestion des risques sismiques ?
EC : En tant que géo-scientifiques, nous sommes parfois sollicités pour travailler sur des questions qui touchent directement la société, notamment après des événements majeurs. Ce type d’activité n’est pas naturel car il nous force à sortir de notre « zone de confort académique ». Avant d’être conseiller scientifique pour les Nations Unies en Haïti, je n’avais qu’une conscience très floue du fossé – abyssal ! – entre le haut niveau de connaissances des scientifiques d’une part et, d’autre part, l’application qui en peut en être faite sur le terrain. Or les décisions à prendre sont souvent à fort enjeu et potentiellement très coûteuses – des centaines de millions d’euros pour reconstruire hôpitaux, écoles, ou réseau routier après le séisme d’Haïti en 2010, par exemple. Et alors que les connaissances scientifiques font partie des éléments à prendre en compte dans le processus décisionnel, celles-ci ne sont malheureusement pas toujours utilisées pertinemment. C’est donc notre responsabilité de sismologues de peser, aux côtés des bailleurs et des décideurs, dans ces décisions en y insérant les éléments scientifiques que nous connaissons, même si ceux-ci sont partiels ou parfois incertains. Après tout, les scientifiques du climat se sont depuis longtemps mobilisés, structurés pour être une force de proposition utile.
Eric Calais, , L'Harmattan, Paris, 2017
Crédit photos: © Pôle communication de l'ENS
Colloque "50 Years of Plate Tectonics: Then, Now, and Beyond”
25 - 26- juin 2018
Collège de France, Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Paris