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Distance et engagement : un dilemme à repenser pour les sciences humaines et sociales

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Par François Héran, sociologue, anthropologue, démographe français, et professeur au Collège de France à l'occasion de la cérémonie du prix de thèse PSL SHS 2021.

François Héran, sociologue, anthropologue, démographe français, et professeur au Collège de France à l'occasion de la cérémonie du prix de thèse PSL SHS 2021.

Dans le monde de la recherche en sciences humaines et sociales, comme d’ailleurs dans celui des sciences de la vie ou des sciences physiques ou de l’ingénieur, il existe bien des manières de s’engager. On peut d’abord s’engager dans l’activité de recherche elle-même sur un mode solitaire ou solidaire, individuel ou collectif, coopératif ou compétitif. On peut ambitionner de construire une œuvre qui fera date, ce qui n’est pas donné à tout le monde, ou trouver son bonheur dans l’idée d’apporter modestement sa pierre à une construction qui vous dépasse. Tous ces profils existent, toutes ces vocations sont légitimes, avec tous les degrés intermédiaires.

Mais, ce faisant, les scientifiques peuvent aussi s’engager dans la cité au nom de quelques principes ou valeurs d’intérêt général : la justice, l’égalité (dans tous les domaines), la lutte contre les discriminations, la sauvegarde des idéaux démocratiques, la réhabilitation du patrimoine, le devoir de mémoire, le souci des générations futures, la préservation du lien social, le sort de la planète, et la liste n’est pas close. Une recherche en sciences sociales digne de ce nom est forcément – et tout à la fois – critique et constructive, attachée à mesurer l’écart de la réalité de l’idéal, à défaire les évidences premières, à saper l’argument d’autorité, à secouer les vérités établies… Certains veulent dévoiler les intérêts cachés ou mettre au jour les ressorts du comportement. D’autres se contentent de décrire pour dénoncer, et cela peut donner à leur travail une force de frappe qui dépasse une dénonciation au premier degré insuffisamment étayée. D’autres encore cherchent à comprendre – ce qui ne veut pas dire excuser. On pourrait allonger la liste.
En me livrant à cette revue très cursive des intérêts multiples du chercheur, je voudrais simplement rappeler combien est poreuse la frontière entre l’engagement dans la recherche et l’engagement dans la cité. On a vu surgir depuis quelque temps, que ce soit dans la classe politique ou dans une partie de la communauté scientifique, des garde-frontières qui prétendent tracer une ligne de démarcation infranchissable entre science et militance, neutralité et engagement. Multipliant les tribunes et les essais, ils sont allés jusqu’à souhaiter la mise en place d’instances de contrôle qui identifieraient les mauvais sujets. Pourtant, à en juger par le ton très engagé, pour ne pas dire pamphlétaire, de ces injonctions, on se dit que les pourfendeurs du militantisme ont eux-mêmes l’esprit militant chevillé au corps.

Dans l’allocution que j’ai prononcée le soir du 8 juillet pour accueillir les lauréats des prix de thèse de PSL en sciences humaines et sociales, j’ai abordé le dilemme détachement / distance en partant de quelques citations antiques ou modernes. Je ne citerai ici que la première, dans une traduction personnelle de l’original latin :

« Le tyran Léon demanda à Pythagore quel genre d’hommes étaient les philosophes, ce qui les distinguait des autres. Pythagore répondit que l’humanité était à l’image des Jeux Olympiques qui réunissent toute la Grèce. Les uns tentent leur chance dans des épreuves physiques en quête d’une couronne qui leur apportera la gloire. D’autres viennent acheter et vendre pour faire des affaires. Mais une autre espèce de gens, élèvent au mieux leur esprit : ils viennent juste pour voir, sans chercher ni applaudissements ni bénéfice. Ils s’appliquent à observer ce qui passe et comment ça se passe (…). Ils sont fort rares, ceux qui scrutent ainsi les faits sans espoir de gain. »

Cette histoire édifiante est rapportée par Cicéron (Tusculanes V, III). Elle entend montrer que, dès les origines, la philosophie – entendue au sens large du terme – était une activité contemplative et désintéressée. Les historiens des sciences connaissent ce texte, car il figure, sous forme condensée, dans le traité de Francis Bacon sur l’avancement des sciences, publié en 1605. Cinquante ans après Cicéron, Épictète parle à son tour (Entretiens II, 14) de ces hommes qui viennent à la foire non pas pour vendre ou acheter mais « simplement pour regarder la foire, comprendre comment elle se déroule, qui l’organise et dans quel but ». Il ne s’agit pas de se replier dans sa tour d’ivoire mais de mener une observation in situ à des fins d’analyse. Les questions posées sont des questions de recherche : qui ? comment ? pourquoi ? Est-ce un hasard si les deux exemples cités – la compétition sportive et le marché – sont des mécanismes de confrontation qui ont leur propre logique, leur propre système de sanction ? Il s’agit d’en saisir le mécanisme, de comprendre qui peut gagner, qui peut vendre, etc. Mais l’intérêt pour ces formes d’interaction suppose qu’on n’y ait pas d’intérêts. C’est, avant l’heure, la théorie de l’observateur impartial, la chasse aux conflits d’intérêts.
Mais, me demanderez-vous, où voulez - vous en venir ? N’est-il pas étrange de citer des textes qui célèbrent la capacité du savant à observer les compétitions et les marchés sans rien y gagner, alors que la raison de votre présence ici-même est précisément que vous avez accepté d’entrer dans une compétition et que vous avez remporté la palme ? Un prix modeste, certes, mais un prix tout de même, avec son lot de gloire.

C’est que la science est elle-même une compétition ou une foire, avec son tribunal et sa scène du jugement. Le même Francis Bacon qui louait la capacité de recul de Pythagore nous livre cette réflexion acerbe : « Aristote, comme s’il eût appartenu à la lignée des Ottomans, pensait qu’il ne pouvait régner sans tuer d’abord tous ses confrères. » Pour devenir calife à la place du calife, il fallait liquider ses concurrents. Vous connaissez la variante livrée par Max Planck dans sa brève Autobiographie scientifique (1945) : « une vérité scientifique ne triomphe pas de ses opposants parce qu’elle réussit à les convaincre ou à les éclairer, mais parce qu’ils finissent par mourir et qu’une nouvelle génération se familiarise avec la nouvelle théorie ». Façon de dire qu’on ne fait pas des découvertes à l’ancienneté mais en secouant les anciens. Façon de reconnaître aussi qu’en sciences, décidément, le niveau monte.

Tout serait simple si la recherche scientifique était uniquement individuelle ou, à l’opposé, uniquement collective. Soit totalement cynique (selon le portrait qu’en a dressé Bruno Latour) soit purement désintéressée. Or elle est tout cela à la fois, avec des dosages variables. Il nous faut vivre avec cette complication. Entre la logique du nivellement et celle du « winner takes it all », un équilibre est à trouver. C’est ce qui me plaît dans le prix PSL des thèses en sciences humaines et sociales : non pas un seul prix mais cinq, suivi de plusieurs mentions, qui méritent toutes le détour. Les travaux récompensés ne sont pas là pour écraser les autres mais pour nous offrir une large palette de modèles.

Une manière d’échapper au dilemme forcé du détachement ou du cynisme, de l’engagement et de la distance, est de cultiver le lien science-société. Ce lien ne se résume pas à une stratégie de communication ou de faire-valoir, il s’agit d’intégrer dans sa démarche scientifique le fait que les objets de la recherche sont des objets sociaux, eux-mêmes débattus dans une arène où ferraillent une multitude d’acteurs. Il nous faut, pour cela, surmonter le dilemme insider/outsider, bien connu des sociologues américains : faut-il être noir pour parler de la « condition noire », femme pour traiter les discriminations de genre, immigré pour aborder l’expérience de la migration, croyant pour parler de la croyance, criminel pour faire un bon criminologue ? Sur ce point essentiel, un auteur comme Émile Durkheim était lui-même tiraillé. On connaît son précepte : « traiter les faits sociaux comme des choses » ; on sait comment il s’appliqua à promouvoir une sociologie non religieuse du phénomène religieux. On sait moins qu’après la publication des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il engagea un dialogue étonnant avec l’Union des libres penseurs et des libres croyants (sic) : le sociologue des religions, expliqua-t-il, doit « se placer en face de la religion dans l’état d’esprit du croyant », car « quiconque n’apporte pas à l’étude de la religion une sorte de sentiment religieux ne peut en parler ! Il ressemblerait à un aveugle qui parlerait des couleurs ».

Nous sommes tous pris dans ce tiraillement durkheimien. Le seul moyen de le surmonter est d’admettre que la recherche doit croiser les points de vue externe et interne à condition de partager les mêmes méthodes d’observation et d’administration de la preuve. Dans l’Institut convergences Migrations que je dirige depuis 2017 pour le compte du CNRS et sept autres organismes ou universités, nous comptons désormais 620 affiliés, avec une part croissante de chercheurs – hommes ou femmes – issus de l’immigration, exposés à la discrimination s’ils appartiennent aux minorités visibles, ayant dans le même temps vécu une mobilité sociale ascendante. On leur doit un regard neuf sur le parcours migratoire et les voies qui permettent à chacun de trouver ou non sa place dans la société. Autant je pense que la recherche sur les migrations doit absolument mobiliser les enfants de l’immigration, autant je pense qu’ils ne peuvent revendiquer le monopole du regard sur la condition de l’immigré. Internes ou externes, tous les points de vue sont nécessaires, car l’immigration est l’affaire de tous, pas seulement des immigrés ou de leurs descendants.

Le démographe, pour prendre un exemple qui m’est familier, doit combiner la macro-démographie des données nationales et internationales avec la micro-démographie des observations individuelles longitudinales, qui peuvent prendre la forme de « post-enquêtes » qualitatives. Les économistes ont accompli de longue date la révolution des données et des méthodes expérimentales, qui permet de voir à quel jeu de contraintes et d’intérêts les individus sont sensibles quand ils prennent leurs décisions. Les historiens, de leur côté, ont considérablement enrichi la palette de leurs archives en ajoutant aux donnés institutionnelles les traces d’activités personnelles ou privées de toute sorte. Toutes ces combinaisons sont fort bien illustrées dans les thèses qui ont été primées. J’ai conscience de ne pas vous avoir appris grand-chose en rappelant, selon la formule de Claude Lévi-Strauss, que les sciences sociales doivent opérer à la fois « de près et de loin ».

François Héran, professeur au Collège de France

Le prix de thèse PSL SHS

Le prix de thèse PSL SHS récompense chaque année les meilleurs travaux doctoraux en Art, Esthétique, Littérature; Droit, Economie, Gestion; Humanités. Pour sa quatrième édition, la cérémonie de remise des prix de thèse PSL SHS 2021 était retransmise en direct sur la chaîne YouTube de PSL depuis la mezzanine du Collège de France.

L'ensemble des présentations et des bibliographies  des lauréates et lauréats sont disponibles sur le site de ressources et savoirs de l'±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé

 

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François Héran est sociologue, démographe, lauréat du prix Descartes-Huygens. Professeur au Collège de France depuis 2017, il occupe la chaire Migrations et sociétés tout en dirigeant l'Institut Convergences Migrations. Il était président de l'édition 2021 du prix de thèse PSL Sciences Humaines et Sociales.