Enquête au cœur d’un processus créatif : l’opéra Kein Licht
Dans le cadre de l'Iris "Creation, Cognition et Société", un ensemble d’installations, de performances « art-science » ont été mises sur pieds et présentées en octobre à l'occasion de 4 représentations de l'opéra Kein Licht. Karine Le Bail, responsable scientifique du projet, revient sur ce projet atypique participant du renouvellement de la recherche en art.
L’enquête autour de l’opéra Kein Licht de Philippe Manoury et Elfriede Jelinek est un des volets du programme « Vocality in theater and opera » de l’Iris porté par PSL. Ce projet participe du renouvellement de la recherche en art qui visant à emprunter à ce dernier sa diversité de langages, de dispositifs et de médiums et à multiplier les applications de la production scientifique en diversifiant notamment ses outils de transmission.
Pour les 4 représentations de Kein Licht salle Favart à Paris, du 19 au 22 octobre, (centre de recherches sur les arts et le langage CNRS-EHESS-PSL) responsable scientifique du projet, a ainsi mis sur pied un ensemble d’installations, de performances « art-science » et de rencontres mobilisant notre culture scientifique et mathématique, et notre perception du hasard.
Kein Licht, opéra radioactif ?
11 mars 2011. À la suite d’un séisme ravageant la côte orientale du Japon, un gigantesque tsunami endommage gravement les systèmes de refroidissement de la centrale nucléaire de Fukushima, entraînant une fusion du cœur des deux réacteurs de la centrale. Au lendemain de cette catastrophe, la prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek entreprend d’écrire Kein Licht, variation de monologues qui disent l’effroi, la douleur, la perte, la colère, et qui interrogent la place de la technologie dans nos vies.
Evènement climatique extrême, accident nucléaire, techno-dépendance contemporaine, etc., les thématiques abordées par Kein Licht sont donc à première vue explosives ou à tout le moins dramatiques, au sens du drâma emprunté au grec ancien δÒÏᾶμα désignant l’action théâtrale ; ici, le drame d’une technologie poussée à l’extrême et dont les réactions en chaîne semblent échapper à tout contrôle humain jusqu’à développer une forme d’autonomie. La musique de Philippe Manoury interroge tout autant cet indéterminé, par-delà les préoccupations déjà anciennes du compositeur autour de l’aléa interprétatif et du temps réel : par le truchement de l’électronique, la musique devient en effet elle-même processus stochastique, d’un type que les probabilistes nomment « chaîne de Markov » et dont les transitions aléatoires viennent jouer en miroir des chocs atomiques et particulaires dans un réacteur.
L’ensemble des problèmes et des enjeux soulevés par ce « thinkspiel » – contraction du verbe penser en anglais « to think » et du genre historique allemand « Singspiel », que l’on traduit littéralement par « pièce à chanter » et dont La Flûte enchantée est l’un des archétypes –, invitait à imaginer un format d’enquête original en repensant les pratiques de recherche et de création ainsi que le statut du chercheur et de l’artiste. En effet, la recherche universitaire en art a longtemps été pensée dans une temporalité ultérieure à la création, se trouvant dès lors tributaire de la forme finale de l’œuvre. L’étude des processus de création en tant que dispositifs ouvre désormais de nouvelles perspectives pour les sciences humaines et sociales, donnant à explorer et à comprendre une « parole du dedans » – parole des métiers de la scène, à la fois réflexive et performative – que les chercheurs entreprennent de recueillir dans un jeu original d’interaction avec les créateurs, ce dernier devenant lui-même une sorte de « point de passage » entre la pratique du jeu et les paroles qui le construisent et/ou l’analysent. La place du chercheur apparaît dès lors comme consubstantielle à l’enquête elle-même, ouvrant de nouvelles séries de questions : Comment produire un discours sur l’œuvre par d’autres moyens que les outils universitaires traditionnels (articles, conférences, etc.) ? Comment utiliser les outils traditionnels d’une autre manière ? Le discours sur le processus de création peut-il prétendre à devenir une création à part entière, disposant de sa propre légitimité ?
Une convention de recherche entre l’EHESS et l’Opéra Comique
L’enquête sur le processus de création de Kein Licht a été rendue possible grâce à une convention de recherche entre l’EHESS et l’Opéra Comique. Réunis autour de Karine Le Bail, trois étudiants-chercheurs de l’EHESS baptisés pour l’occasion « » ont fourni, dans une position scientifique d’observation participante, un complément direct à la création, un discours in medias res visant à trouver sa place au cœur même de la pratique artistique et venant interroger la frontière entre production scientifique et production artistique.
L’étude du processus de création a ainsi donné lieu à de nombreux « carnets d’observation » publiés sur le site de l’, les chercheurs ayant suivi l’ensemble des répétitions depuis le mois de juillet ainsi que la création mondiale le 25 août 2017 dans le cadre de la Ruhrtriennale de Duisburg, en Allemagne.
Les actions de médiations scientifiques d’octobre 2017 portées par l’Iris « Création, Cognition et Société » de PSL et par le CNRS
Podcasts des conférences scientifiques :
- chercheur et réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, directeur du département interfaces recherche/création de l’Ircam et directeur artistique de la compagnie Synekine.
- , chercheur au Commissariat à l’Energie Atomique et aux Energies Alternatives (CEA) et membre du Laboratoire des Sciences et du Climat de l’Environnement (CNRS-CEA-UVSQ).
- , chercheur CNRS à l’Institut de Physique Nucléaire d’Orsay (IPNO), spécialiste en physique des réacteurs nucléaires.
- , professeur à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et chercheur au Laboratoire des Sciences et du Climat de l’Environnement (CNRS-CEA-UVSQ), spécialiste du cycle du carbone dans le système climatique de la Terre et des événements climatiques extrêmes.
Installations :
- « Étude de nuage » de Dominique Peysson représente deux nuages survolant le Japon juste après la catastrophe de Fukushima, réalisées à partir d’images photo-satellites. Chaque pixel de l’image est une goutte d’eau de pluie récoltée au Japon. Viscosifiée, l’eau ne s’évapore que graduellement pour nous laisser à la fin devant un ciel sans nuages…
- « Trafic 3.0 » de Dominique Peysson est une installation artistique radioactive qui met en scène la circulation de gouttes de fluides dans des circuits labyrinthiques microscopiques que l’on peut rapprocher des systèmes de refroidissement des centrales nucléaires. La tension monte lorsque le compteur Geiger, mis à disposition du public, se met à battre plus vite.
Performance : « La vie est une vapeur… et puis rien », par Olivier Goulet et Dominique Peysson
- Conçue par Dominique Peysson et Olivier Goulet, « La vie est une vapeur… et puis rien » est une « vanité », qui selon le mot hébreu hebel signifie aussi « vapeur, buée, haleine, souffle léger ». Cette performance met à l’œuvre une transition seuil : l’apparition de la buée. Comme dans tout système complexe, les paramètres permettant au phénomène d’advenir sont multiples : chaleur corporelle produite par le thé et les mouvements des corps, vapeur d’eau exhalée par le souffle des artistes, différentiel de température entre l’intérieur et l’extérieur, sites de nucléation sur les surfaces. La performance commence par une cérémonie du thé partagée avec le public, qui permet à tous de ressentir communément l’exhalaison de la chaleur de la boisson à travers le corps – une circulation des fluides qui nous traverse et met en évidence le lien fort entre la matérialité du monde qui nous entoure et notre propre corporéité. Confinés dans une cellule transparente, les performeurs entrent en mouvement, de telle sorte que la chaleur et l’eau qu’ils expirent créent une buée qui se densifie peu à peu et les fasse disparaître, transfigurés en un contour fantomatique.